Vous avez dit communautarisme ?
« Communautarisme », « radicalisation », « retour du religieux », « islamophobie »,
« laïcité » : pas un jour ne passe sans que ces mots fétiches et quelques autres fort redondants n'apparaissent dans les titres racoleurs de nos médias et ils entretiennent la confusion autour de la question réelle du communautarisme distillant une peur sciemment instrumentalisée par les ennemis de la République.
Communautarisme est un terme venu des États-Unis créé dans les années 80 ; c'est donc un néologisme utilisé depuis peu dans le langage courant en France et entré récemment dans notre dictionnaire (en 1997 dans le Petit Larousse). Ce qui frappe c'est surtout la diffusion rapide et massive de ce néologisme. Comme de nombreux mots en « isme » - nationalisme, racisme, activisme, populisme, souverainisme, libéralisme, productivisme, etc – il porte une forte charge péjorative.
Communautarisme vient du vocable communauté mais que recouvre exactement ce terme ?
1- Distinguer le « communautaire » et le « communautarisme »
La société des États-Unis est un ensemble de communautés dont la philosophie dite "communautarienne" affirme que l'individu n'existe pas indépendamment de ses appartenances, fussent-elles culturelles, ethniques, religieuses ou sociales ou autres. Ceci implique que chaque individu fait partie d'une communauté et se définit par son appartenance à cette une communauté, souvent il dira: « Je suis mormon (ou témoin de Jéhovah, ou juif, ou catholique etc.) » car il se définit généralement d'abord par sa religion. Presque tous les Américains ont une religion, même s'ils ne la pratiquent pas assidûment. Être athée est difficile aux États-Unis quoique cette idéologie progresse légèrement depuis quelques années. Mais le nord-Américain appartient aussi à une communauté noire ou blanche ou latino ou asiatique, etc. Aujourd'hui la société nord-américaine se présente comme une juxtaposition d'identités différentes, de cultures différentes qui cohabitent sans jamais se fondre dans un modèle commun. Cette parcellisation de la société, ce multiculturalisme, a façonné la ville avec ses ghettos ethniques et ses « gated communities », quartiers fermés pratiquant une forme de ségrégation sociale.
L'existence de communautés diverses dans une société moderne et démocratique ne saurait évidemment constituer en soi un obstacle au « vivre-ensemble ». Une communauté est une collectivité humaine dont les membres partagent des habitudes, des croyances, des règles, une sociabilité particulière, qui aboutissent à la création de solidarités exclusives. Aujourd'hui, dans notre société moderne, les motards, les skinheads, les militants de certains partis politiques, les homosexuels, les francs-maçons, les adeptes d'une religion, les naturistes... constituent des « communautés ». Ces groupes sont poreux, tout individu peut en sortir ou y entrer – en acceptant certaines règles – leurs frontières avec l'ensemble de la société sont donc perméables. Et surtout ces gens n'ont pas pour objectif d'imposer leur modèle de vie communautaire à l'ensemble du pays.
Le communautarisme, par contre, constitue une sorte de déviance de la tendance naturelle et légitime des individus à vouloir se retrouver pour partager leurs affinités idéologiques et culturelles. On peut le définir comme une forme de socio-centrisme ou d'ethnocentrisme qui donne la priorité à la communauté sur l’individu et qui a pour conséquence l’entrave à la liberté individuelle, l’enfermement de la personne par assignation de l’individu à sa communauté. D’autre part, il peut signifier primauté des règles du groupe sur la loi républicaine et les droits des individus risquent de se différencier en fonction de leur appartenance à telle ou telle communauté, fondée sur une religion, une ethnie ou une langue.
Par exemple, la polygamie est pratiquée dans certaines communautés mormones fondamentalistes, aux États-Unis, dans l'Utah.
2- Les dangers du communautarisme
« Quand on parle de communautarisme, il faut préciser les choses. Toutes sortes de communautés peuvent s'assembler en république et bénéficier de la législation sur les associations. Le communautarisme social commence lorsqu'un groupe considère qu'il y a obligation d'appartenance, fait pression sur ceux qu'il considère comme «les siens», leur rend la vie impossible s'ils n'adoptent pas une manière de vivre, de se présenter, de parler, de manger, etc. Sur ce terrain, s'installe le communautarisme politique, qui consiste à réclamer des droits et des devoirs spécifiques à tel ou tel groupe. » Catherine Kintzler (entretien au FIGAROVOX) (1)
La France est « une République indivisible » d’après l’article 1 de la Constitution de 1958. La République Française veut fédérer et intégrer, elle ne reconnaît que la communauté des citoyens, et ne considère pas les individus selon leur appartenance à une ethnie, une religion, une communauté. Ce modèle républicain universaliste est très différent de celui des pays anglo-saxons qui ont accepté l’affirmation des minorités dans la coexistence. Le Conseil Constitutionnel a refusé en 1991 l’entrée des termes : « peuple corse » dans la Constitution, le Conseil d’État a suspendu en 1992 l'intégration des écoles Diwan dans le service public d'éducation nationale. En 2008, un Comité des Sages, présidé par Mme Simone VEIL a jugé l’introduction, dans la Constitution, du mot diversité à côté du mot égalité « inutile et dangereuse ».
Donc si l’on oppose la catégorie confuse de communautarisme à l’idéal républicain, la réponse est simple, le communautarisme est incompatible avec les principes de la République. En effet, la logique communautariste de différenciation est opposée à la logique républicaine française universaliste et intégratrice. Le communautarisme peut même être considéré comme une menace pour la cohésion sociale en France.
3- Le communautarisme s'est-il déjà installé en France ?
Ce concept désigne, en France, un fait social, un phénomène socio-politique, plutôt qu’une idéologie. Nos lois républicaines interdisent toute forme de communautarisme de s'implanter officiellement en France mais on peut parler de dérives, de tendances communautaristes, en particulier dans la population musulmane. Dans certains quartiers où un nombre conséquent d'habitants suit une forme plus traditionaliste de l'islam, on constate un repli sur soi, un entre-soi de plus en plus fort. Ce comportement est de plus en plus visible : c'est le port de vêtements spécifiques, le refus de certaines nourritures - ce qui pose des problèmes dans les cantines scolaires -, le refus de serrer la main ou dans les hôpitaux d'être soigné par une personne de l'autre sexe etc. Ces comportements déviants manifestes ont une lourde signification politique de rejet de notre modèle républicain et laïc.
4- Les causes de cette dérive communautariste
Les politiques néolibérales qui ont entraîné l'explosion du chômage et de la précarité, ont amené en contrecoup une révolte brute mais dépolitisée contre le système. Cette révolte est dépolitisée car les appareils politiques traditionnels et les syndicats qui autrefois assuraient une forme d'éducation populaire ont failli et ont perdu toute audience auprès des classes défavorisées. L’affaiblissement des services publics, de la Sécurité Sociale, des mécanismes assurant la solidarité nationale ont ouvert la voie au développement d'une entraide privée sous la coupe des mouvements religieux, souvent financés par l'étranger (ex : Arabie Saoudite). Tous ces phénomènes, ainsi que la dévalorisation du travail réellement utile à la société, implique une perte de sens et d'espérance qui entraîne un repli sur des valeurs identitaires et religieuses jugées sécurisantes.
L'ordre politique et économique dominant, l'ultra-libéralisme non seulement s'accommode fort bien des idéologies communautaristes réactionnaires, mais il les instrumentalise volontiers.
Pourquoi faut-il mettre en regard ces deux formes de régression, celle d’ordre religieux du communautarisme intégriste et celle d’ordre politique de l’ultra-libéralisme? Pour une raison simple, invariante et structurante et qu’il faut toujours garder à l’esprit dans le combat politique : il y a une convergence d’intérêts entre les forces néo-libérales (de droite ou de gauche) et les forces communautaristes et intégristes. D’une part la marchandisation des biens publics et la recherche de profits ne peut se faire qu’en sous-traitant aux organisations religieuses la charité en lieu et place d’une réelle protection sociale, solidaire et universelle. D’autre part les tensions communautaires divisent le corps social qui, occupé dans des revendications concurrentes victimaires, perd de vue la nature exacte de l’oppression dont il est l’objet : « diviser pour mieux régner ».
5- La citoyenneté et la laïcité comme principes fondamentaux d'émancipation
Dès lors, la lutte pour l'émancipation politique et économique est indissociable de la lutte pour l'émancipation sociale, notamment par le principe de laïcité.
Qu'est ce qu'une société laïque ? Dans son livre Penser la laïcité, Catherine Kintzler met en évidence la différence fondamentale entre un régime politique de tolérance ( modèle anglo-saxon) et un régime politique de laïcité comme en France. Dans un régime politique de tolérance le lien politique se construit sur le modèle du lien religieux et dans un régime politique de laïcité le lien politique se définit de lui-même.
La laïcité n'est pas une idéologie mais un principe (ou cadre) juridique qui est un des fondements de la conception républicaine de la Nation française. Comme le précise le philosophe Henri Peña-Ruiz : "La laïcité c’est un cadre juridique et politique permettant à des êtres différents du point de vue des options spirituelles ou des convictions personnelles de vivre ensemble (…) La laïcité propose à ces personnes de vivre ensemble sur la base de trois principes: le premier, c’est la liberté de conscience qui reconnaît à chacun le droit de croire ou non, le second, c’est l’égalité de droits, qui veut dire qu’il n’y a pas de raison de donner plus aux uns qu’aux autres, excluant d’accorder tout privilège public, soit à la religion, soit à l’athéisme. Et le troisième principe, c’est celui de l’universalisme. La puissance publique devant nous unir ne peut le faire que si elle promeut ce qui est commun à tous. La religion n’étant pas commune à tous, elle ne peut donc pas bénéficier d’un traitement de faveur et il en va de même de l’humanisme athée. » (2)
Ce modèle français permet la meilleure conjugaison possible des libertés individuelles et des droits collectifs. Il nous donne des armes intellectuelles pour réfuter les deux interprétations erronées de la laïcité : celle de la laïcité adjectivée très courante dans la gauche et l'extrême gauche qui tend à communautariser l’association politique en survalorisant les identités religieuses, et celle de l'ultra-laïcisme anti-laïc très répandu à droite et surtout à l'extrême droite, qui utilise le principe de laïcité contre une seule religion, autrefois contre la religion juive, aujourd'hui contre l'islam.
Ces deux dérives s'appuient sur le concept mal défini d'« espace public », généralement entendu comme l'espace de tout ce qui apparaît en public. Cette affirmation peut laisser entendre que toute expression de convictions religieuses ou philosophiques serait interdite dans cet espace public (rue, commerce, cinéma, stades...), elle resterait réservée à l'espace de l'intimité domestique. Ne pas confondre cet "espace public" avec la "sphère de l'autorité publique" qui représente les lieux où s'exerce l'autorité républicaine ( école, mairie, préfecture, etc).
Dans ce cadre, la première dérive concerne particulièrement une partie du Parti Socialiste et de l'extrême-gauche. Elle consiste à étendre le principe de respect inconditionnel des libertés à la sphère de l'autorité publique, ainsi il ne devrait y avoir aucune limite mise à l'expression de convictions religieuses à l'école et dans les services publics. Cette conception contribue à légitimer la confusion entre « droit à la différence » et « différence des droits ». La raison de cette attitude est un changement de paradigme politique depuis une trentaine d'années. Elle se traduit par la valorisation de la figure des minorités exploitées se retrouvant dans l'islam « religion des opprimés », au détriment de celle de l'ouvrier exploité dans une perspective marxiste de lutte des classes. Les conséquences de cette vision anti-laïque sont identifiées : contestation de la loi de 2004 qui interdit les signes religieux à l'école, minimisation des dangers liés au développement de l'intégrisme islamique dans certains quartiers et en particulier abandon à leur sort des femmes qui en souffrent , pratique des « accommodements raisonnables » etc.
La deuxième dérive touche plutôt l'extrême-droite et une partie conséquente de la droite : elle consiste à étendre le principe de laïcité de la sphère de l'autorité publique à celle de la société civile. Concrètement, cela se traduit principalement par la volonté d'interdire et de sanctionner toute forme d'affichage de convictions religieuses dans l'espace de la société civile, donc pour l'essentiel il s'agit d'interdire le voile islamique, le burkini, la kippa. Il s'agit là d'un dévoiement du concept de laïcité qui porte gravement atteinte aux libertés individuelles.
Catherine Kintzler nous donne une illustration concrète de ces principes, au sujet du burkini, dans cette même interview qu'elle accorde au site FIGAROVOX : « Je pense que ce combat implique un devoir de réprobation publique(... ) Minimiser ces accoutrements revient à les soutenir, contribue à les imposer, à les rendre ordinaires, et donc à accoutumer un totalitarisme. Non, il faut que cela reste extra-ordinaire. Faire en sorte que la manifestation publique de ces marquages soit soulignée, questionnée, critiquée, expliquée dans sa signification politique (...) On peut les tolérer et exprimer sa réprobation en disant toute l'horreur qu'ils inspirent. La loi ne les interdit pas: mais ce n'est pas pour cela qu'ils doivent devenir une norme. Si ne pas porter de voile, si porter une jupe courte, si porter un maillot deux-pièces, si s'attabler seule à la terrasse d'un café, si tout cela devient pour certaines femmes un acte d'héroïsme social, c'est qu'on a déjà accepté que cela le devienne pour toutes, c'est qu'on a déjà accepté de ne pas faire attention aux signaux envoyés par un totalitarisme féroce(...)»
Ainsi, le respect des libertés d'expression et d'association peuvent très bien se conjuguer avec une lutte sans compromission contre les dérives communautaristes.
La laïcité - qui n'est pas un courant de pensée, mais un mode d'organisation politique basé sur une tradition de pensée critique émancipatrice - est notre alliée la plus fidèle dans ce combat. Combat qui n'a de sens et de pertinence que s'il est étroitement conjugué à celui de l'émancipation économique et sociale.
Liens :
2- https://louisemailloux.wordpress.com/2012/05/04/une-laicite-sans-adjectif/