La rue comme enjeu politique

Publié le par MS21

Le projet de loi Devaquet  a été retiré sous la pression de la rue (1986)

Le projet de loi Devaquet a été retiré sous la pression de la rue (1986)


La rue comme enjeu politique


Lors du rassemblement Place de la République à Paris le 23 septembre 2017, devant 150 000 personnes, Jean Luc Mélenchon a répondu à Emmanuel Macron sur la démocratie. Celui-ci avait déclaré : " La démocratie ce n'est pas la rue" . Jean Luc Mélenchon lui a répondu : "....c'est la rue qui a abattu les rois, c'est la rue qui a abattu les nazis, c'est la rue qui a protégé la République contre les généraux félons en 1962 ..."

Qu'en est-il du rôle de la RUE, cet espace public à la fois cause et symptôme du malaise social et des crises politiques ?

Pour nous aider dans cette réflexion nous nous sommes inspirés des travaux de Guilherme Boulos, philosophe, psychanalyste et dirigeant charismatique du MTST (Mouvement des Travailleurs Sans Toit) un des mouvements sociaux les plus influents au Brésil.

On associe généralement la rue à l’expression contestataire et parfois bruyante d’un peuple en réaction à l’exercice d’un pouvoir distant et désincarné. C’est indéniable et - sans évoquer la transe populaire qui traverse tout un peuple à Rio à l’occasion du célèbre carnaval - plus modestement, en France, nombre de militants politiques ont sacrifié aux parcours rituels République-Bastille-Nation, agrémentés de slogans plus ou moins poétiques scandés dans des sonos assourdissantes, de banderoles bariolées et de cordons de CRS. Mais on aurait tort d’oublier que la rue est aussi le lieu de la souffrance solitaire qu’exerce ce même pouvoir envers des individus ou des familles victimes de règles économiques qui les excluent. On pensera ici évidemment aux milliers de sans-abris qui dorment sur les trottoirs des grandes villes ; ce qui, en ce début de XXIème siècle, devrait interpeller chaque citoyen sur l’absurdité du système capitaliste, qui laisse toute une partie de la population dans l’indigence.

Ainsi, lorsqu’on interroge G. Boulos sur son engagement politique, il répond : « Au Brésil, 90% de la population vit dans les villes et le fait que plus d’un million de personnes (15 000 sans-abri à Rio, 15 000 à Sao Paulo etc…) doivent lutter pour avoir accès au logement est une tragédie. Cela reste la principale revendication qui va au-delà du mouvement syndical ».

La violence du pouvoir

Cette lutte est âpre, sans merci. La domination des classes dirigeantes est particulièrement saillante sur la question du logement qui concentre la forme territoriale du pouvoir, du patrimoine et de la spéculation. Quand G.Boulos parle de son engagement, il relate la grande violence policière qu’il a constatée à l’occasion des expulsions suite aux occupations illégales. « En 2003 à Osasco (ville de l’État de Sao Paulo), la police est arrivée sans préavis pour expulser des gens qui habitaient là depuis plus d’un an et demi. Elle n’a pas hésité à user de la force, à leur taper dessus. Une femme assez forte ne voulait pas sortir de chez elle, alors ils y sont allés à cinq policiers, l’ont attrapée et l’ont jetée dans la boue. Comme son fils de douze ans protestait, ils l’ont menotté. A la fin de l’expulsion, la police a empilé les biens des occupants, les a arrosés d’essence et y a mis le feu. Les gens, dans la rue, ne savaient pas où aller. Nous avons essayé d’organiser une réunion mais la police a embarqué les occupants dans des camions fourgons, a quitté Osasco et les a jetés sur le périphérique…» Rappelons que ces faits se produisent en 2003, époque où le Président de la République du Brésil est un certain Lula, fondateur du Parti des Travailleurs…

La gauche institutionnelle

On touche ici à une caractéristique essentielle de la rue depuis quelques décennies. En étant naturellement le lieu où se concentrent les « sans » - sans toit, sans travail, sans argent, sans soins, sans considération sociale - elle est le marqueur concret, irréfutable de l’échec cuisant de toutes les politiques sociales de la gauche institutionnelle, de cette social-démocratie qui s’est compromise avec le libéralisme en prétendant corriger ses excès à la marge. Qu’ils s’appellent Hollande, Schroeder, Blair ou Dilma Rousseff, tous ces dirigeants « de gauche » ont fait des petits arrangements mesquins avec la politique de palais, ils ont fait la promotion de l’austérité, ils ont affaibli le salariat avec des lois spécifiques qui portent des noms différents mais qui relèvent de la même logique : en Allemagne ce sont les lois Hartz, en France ce sont les lois el Khomri (aggravées par E.Macron), au Brésil c’est l’ « ajustement fiscal » et la «tertiarisation» etc…

Lorsque un jeune homme de trente ans, qui vient de passer trois jours dans la rue, nous demande un euro pour aller manger ou prendre une douche -soyons bien conscients que cette rue, très cruellement, illustre la trahison des aspirations populaires que ces leaders politiques étaient censés incarner et défendre.

La rue et le pouvoir

Pour G.Boulos, la phase historique qui va venir sera conduite par ceux qui seront en mesure de mobiliser la société et de donner un sens à ce qui se passe dans la rue. Autrement dit, quand les ententes d’appareils politiques s’effondrent – comme cela a été le cas par exemple en France lors des dernières élections présidentielles - la victoire politique est promise à ceux qui réussissent à dialoguer avec le peuple. Au Brésil, les grandes manifestations de juin 2013 ont marqué l’effondrement du cadre de paix sociale inaugurée dix ans auparavant par le «lulisme» et ont libéré un déchaînement de révolte dans les banlieues. Après avoir conquis par la lutte la réduction du tarif des bus qui pesait lourdement sur leur budget, les exclus se sont attaqué à un autre symbole de l’inégalité capitaliste : les terrains occupés réservés à la spéculation. Le nombre d’occupations a explosé et elles ont bénéficié pendant un temps d´une réelle sympathie de la classe moyenne. La réponse de Dilma Rousseff a été d’abord encourageante : elle est allée jusqu’à parler de plébiscite et d´Assemblée Constituante consacrée à la réforme politique. Toutefois, passé l’impact des mobilisations, elle a cédé à son entourage conservateur et, au premier signe de rejet de sa base parlementaire, elle a renoncé à ces deux propositions sans lutter. Dix-huit mois plus tard, une fois réélue, elle a même proposé un « ajustement fiscal » (un programme d’austérité) à l’opposé de ce qu’elle avait défendu jusqu’alors. Devant cette incapacité de la gauche institutionnelle G.Boulos n’hésite pas à trancher : « Notre stratégie, c’est de renouer avec le mouvement de juin 2013, c’est de descendre à nouveau dans la rue ».

La rue et les partis

Une question se pose alors : quelle articulation faut-il trouver entre la rue et les partis politiques ? En cette matière et dans le prolongement de la réflexion de G.Boulos, on peut penser qu’un processus de transformation sociale ne passera pas par un parti conforme aux vieux schémas traditionnels. Il faudra au contraire que ce processus politique se construise « à chaud » et évite le piège mortel qui s’est refermé sur toutes les organisations verticales favorables à une stratégie d’intégration au cadre néo-libéral. En France comme au Brésil, de vastes secteurs du mouvement politique et syndical n’ont pas joué avec une radicalité suffisante leur rôle d’opposition et, pour des raisons de postes et de bénéfices à court terme, ont pactisé avec les gouvernements, accélérant en interne la bureaucratisation et une perte de contact avec la base. Pour illustrer ce constat, on pensera en France à la tendance européiste de la CGT de Bernard Thibault et du PC et pour le Brésil à la CUT (Centrale Unique des Travailleurs fondée par Lula en 1983) et au MST (Mouvement des Sans Terre). En d’autres termes, le défi actuel n’est pas de proposer une alternative dans le cadre de la lutte électorale pour gagner des places dans les mairies, ou au Parlement, mais c’est de mettre en valeur un autre espace d’exercice de la politique : celui de la mobilisation sociale. G.Boulos précise : « Pour la majorité de la gauche qui a embarqué dans le projet du PT (Parti des Travailleurs, parti de Lula) au cours des vingt dernières années, modifier le rapport de forces consistait à élire dix députés de plus que lors des élections précédentes – et non à mobiliser 50 000 personnes dans la rue pour faire pression sur le Congrès national. C’est cette logique qu’il nous faut inverser. Le projet consistant à progresser par la voie institutionnelle a montré qu’il s’est épuisé… »

Au MS21 nous saisissons cette occasion pour illustrer notre soutien critique à la France Insoumise. Lorsque JL Mélenchon lance le 23 septembre un appel au déferlement d'un million de personnes sur les Champs Elysées il conforte la pertinence de l'analyse de G. Boulos et nous l'approuvons, mais lorsque sur des domaines essentiels comme l'Union européenne et l'euro, il inscrit sa démarche dans une conformité à la voie institutionnelle, nous considérons qu'il affaiblit sa position. Il n’est pas interdit de souhaiter que non seulement les dirigeants de la France Insoumise mais également bien d’autres secteurs du monde syndical et politique méditent sur la pertinence de cette analyse et s’en inspirent…

 

 

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