Un autre Monde, film de Stéphane Brizé
Philippe Lemesle (Vincent Lindon), directeur d'usine pour le groupe international ELSON, se retrouve contraint par la direction générale américaine de licencier 58 personnes alors que l'entreprise est bénéficiaire ! Il doit, en parallèle, affronter une situation familiale dramatique. Il est en instance de divorce avec sa femme (Sandrine Kiberlain), qui lui reproche d'avoir sacrifié leur vie de couple pour un dévouement total à sa société. Il doit aussi trouver des solutions thérapeutiques pour son fils (Anthony Bajon) qui souffre de problèmes psychiques. Le film raconte l'histoire de son combat en vue de trouver une solution acceptable pour sa direction et qui permettrait le maintien des emplois. En parallèle, nous suivons ses efforts déchirants pour reconstruire sa vie de couple et donner un avenir à son fils.
Ce film s’inscrit dans un cycle de films considérés comme une trilogie « sociale » avec les précédents La loi du marché et En guerre. S'ils sont porteurs d'une thématique commune, Vincent Lindon et Stéphane Brizé considèrent que chaque film a son identité propre. La loi du marché évoquait la situation d'un agent de sécurité chargé de «fliquer » ses collègues dans un supermarché. En guerre racontait la vaine lutte d'un leader syndical contre une fermeture d'usine. Chaque film aborde le thème des ravages du capitalisme sous des regards différents et complémentaires, les deux premiers présentent le point de vue des dominés, le dernier celui des dominants.
A la façon d'un Ken Loach français, Stéphane Brizé aborde les questions des luttes sociales, peu traitées dans le cinéma français, en évitant les écueils du cinéma « militant ». Certes, nous avons une connaissance intellectuelle des mécanismes de l'ultralibéralisme et de ses effets délétères sur la société. Mais les films et les romans sont précieux car ils nous aident à approfondir l'aspect humain de ces conflits entre le capital et le travail. Stéphane Brizé s'est appuyé sur de nombreux témoignages de cadres, et une partie des acteurs sont issus du monde de l'entreprise. Le film évite tout manichéisme et montre les scrupules moraux qui déchirent Philippe qui prend conscience progressivement que tout sentiment d'humanité est incompatible avec la logique implacable du capitalisme financier qui ne connaît que la satisfaction de l'actionnaire comme suprême valeur. Au sommet de la hiérarchie, les dirigeants ne sont jamais confrontés directement aux êtres humains dont ils vont briser les vies. La phrase « Si demain quelqu’un doit passer sous un train, quelle serait celle ou celui dont l’absence ne nuirait pas à la bonne marche de l’entreprise ? » posée par un DRH à un des managers est authentique, elle vise à pousser celui-ci à faire le sale boulot malgré ses réticences. La violence du système culmine dans une scène de visio-conférence avec le leader américain d'ELSON qui fait bien comprendre à ses cadres, malgré leurs illusions, qu'ils sont considérés comme du matériel humain, utilisable et jetable à merci, au même titre que les autres employés.
Le capitalisme détruit les collectifs autant que les individus. Philippe sacrifie tout à son travail, qui vient phagocyter toute son existence et détruire sa vie familiale. Les dominants ne sont pas épargnés par la logique de domination et de compétition qu'ils défendent. Dans le système capitaliste, le dominant de quelqu'un est souvent le dominé d'un autre. Nul n'est à l'abri de cette logique mortifère, sauf ceux qui sont tout en haut de l'échelle… « Un autre monde » c'est celui des dirigeants d'entreprises qui vivent dans leur tour d'ivoire dans le mépris total des conséquences sociales et humaines de leurs actes, c'est aussi cet « autre monde » dont nous avons rêvé (dont nous rêvons encore ?) qu'il soit possible...