Le choix du chômage

Publié le par MS21

Le choix du chômage

 Recension « LE CHOIX DU CHÔMAGE »

BD de Benoît Collombat et Damien Cuvillier


Le chômage est-il vraiment une fatalité, contre laquelle des politiques impuissants auraient tout essayé ?

De fait, le chômage de masse n'a cessé de croître depuis une quarantaine d'années, malgré toutes les politiques mises en œuvre depuis lors (de 400 000 chômeurs sous Georges Pompidou à environ 6 millions aujourd'hui). A qui la faute ? A l'évolution technique, au manque de croissance économique, à la concurrence internationale, voire à la fainéantise des chômeurs eux-mêmes qui n'auraient qu'à « traverser la rue » pour trouver du travail comme le prétendait il y a peu Emmanuel Macron ? En 1981, Raymond Barre avait déjà lancé : « les chômeurs n’ont qu’à créer leur entreprise ». Et si toutes ces analyses n'étaient que des rideaux de fumée pour cacher l'essentiel ?

Benoît Collombat, journaliste à France Inter, et Damien Cuvillier, dessinateur, ont décidé de s'attaquer à cette question sans tabou et lui ont consacré une enquête sous une forme originale pour un sujet politique : la bande dessinée. Ken Loach en a rédigé la préface, où il fait le parallèle entre la situation de la France dans les années 80 et celle de la Grande Bretagne sous Margaret Thatcher. Après des investigations soutenues durant quatre ans, et des entretiens menés auprès de leaders politiques influents et de spécialistes, leur conclusion s'exprime dans le titre qu'ils ont choisi pour leur ouvrage : « Le choix du chômage ». Ce titre peut paraître provocateur, voire complotiste. Pourtant, tous les éléments factuels apportés par les auteurs sont de notoriété publique et certains des politiques interviewés assument clairement ce « choix du chômage ». En page 132, on apprend que Jacques Delors a dit : « En allant jusqu’au bout de la politique de rigueur, je savais que le taux de chômage continuerait à monter pendant encore quelques années ». François Hollande écrit au début des années 80 pour le journal « Le Matin » au sujet des orientations économiques qu'il désire voir mises en œuvre : « faire le choix du respect des grands équilibres au risque de sacrifier l’emploi » (page 18).

Le recours à la bande dessinée rend le récit plus vivant et plus abordable au grand public qu'un exposé savant dans un livre traditionnel. Les auteurs se mettent en scène dans le livre, sans nombrilisme déplacé, mais dans le but d'éclairer les origines, les objectifs et les moyens de leur démarche artistique et intellectuelle. Benoît Collombat a déjà une expérience dans le BD-reportage, puisque son précédent ouvrage « Cher pays de mon enfance » traitait des affaires louches de la cinquième République, sous De Gaulle et Giscard (affaire Boulin,le SAC...). Une violence économique, qui n'est pas moindre, vient succéder à la violence politique… Damien Cuvillier a déjà plusieurs albums à son actif.

L'enquête se concentre sur la période fondamentale des années 80, après la victoire de la gauche, où se mettent en place les politiques néolibérales qui sont encore en vigueur aujourd'hui. Ceci s'organise dès le gouvernement Mauroy. Benoît Collombat résume parfaitement les choses : « Dès que vous mettez en place un dispositif avec des banques centrales indépendantes où la dette est placée sur les marchés financiers (soit toute l’architecture de la construction européenne), vous cassez un certain nombre de mécanismes, comme le circuit du Trésor, et l’État n’a plus le même pouvoir d’agir sur le réel. Tout ceci s’inscrit dans une pensée néo-libérale, selon laquelle l’État est là pour servir le marché. Et c’est ainsi que vous obtenez les conséquences économiques et sociales que l’on a actuellement. »(1)

Les auteurs alternent reconstitutions historiques et entretiens afin de restituer les processus et les choix politiques opérés depuis la présidence de Georges Pompidou jusqu'à celle d'Emmanuel Macron qui mettent en lumière la victoire du capital sur le travail. L'Etat a délibérément renoncé à garder la main sur les instruments de politique monétaire et économique qui lui auraient permis de combattre le chômage efficacement, tels que les droits de douane, les autorisations conditionnées pour les entreprises d’aller sur un marché extérieur, l‘autorisation administrative de licenciement, le circuit du Trésor... Par ailleurs, il se met activement au service du marché en adoptant des lois favorables au monde des affaires (dérégulation financière, lutte contre l'inflation...). Les discours politiques et médiatiques vont évidemment légitimer ces options anti-sociales et pro-business en les maquillant en choix inéluctables, mais bénéfiques pour tous (dixit Raymond Barre : « Il faut introduire le brochet de la concurrence internationale pour que nos carpes nationales perdent le goût de la vase »)

Le rôle de l'Union Européenne est parfaitement décrypté : Kohl et Mitterrand décident l'alignement du franc sur le mark, et donc la surévaluation du franc qui aggravera encore la courbe du chômage. L'influence de l'idéologie ordolibérale sur la construction européenne est détaillée par la description du rôle joué par des groupes tels que la Société du Mont Pélerin et des personnalités telles que Jean Monnet, Jacques Delors, Robert Marjolin, Tommaso Padoa-Schioppa.

Le livre apporte une vraie plus-value en rapportant certains éléments peu mis en évidence dans les nombreux autres ouvrages déjà écrits sur ce sujet. Parmi les plus frappants :

* un rapport du gouvernement datant de 1987 et rédigé avec la banque d'affaires JP Morgan, destiné à des investisseurs étrangers qui affirme qu'il y a « consensus sur le fait que les salaires ont besoin d’être contenus pour augmenter la compétitivité » et qui se réjouit d’un taux de chômage élevé en France (11%) « qui permet d’alléger la pression sur la demande des salaires ».

* un autre rapport, appelé rapport Eisner, rédigé à la demande de Dominique Strauss-Kahn pour le commissariat au Plan, qui recommandait la baisse du chômage par l'investissement, l'endettement, la sortie du SME ( Serpent Monétaire Européen),  la dévaluation. Le rapport n'apportant pas les conclusions espérées a été évidemment enterré...

* les doutes qui ont assailli Pierre Bérégovoy par rapport à l'opportunité de la politique qu'il a défendue comme Ministre de l'Economie et des Finances : lutte contre l'inflation, dérégulation financière. Il souhaitait une sortie du SME en 1983, il était en désaccord avec les orientations du rapport Delors en 1989 sur l’union économique et monétaire, il s'opposait à l’indépendance des banques centrales, et souhaitait que l’État continue à décider des taux d’intérêts et à piloter l’économie. Ces déchirements ont certainement contribué à le pousser vers le suicide en 1993.

* le rôle peu connu de Tommaso Padoa-Schioppa, banquier italien, directeur général pour l’Économie et les Affaires financières de la Commission européenne (1979-1983), membre du directoire de la Banque centrale européenne (1998-2005), ministre de l’Économie (2006-2008) du gouvernement Prodi, président du Conseil ministériel du FMI (2007-2008), qui a eu un rôle fondamental dans la conception de l’euro et des institutions européennes. Cet homme de l'ombre, qui a influencé Jacques Delors, a aussi conseillé le gouvernement grec de Georges Papandréou en 2010, cinq ans avant l’arrivée au pouvoir de Syriza... Ce grand démocrate avoue que la construction européenne n'est pas née « d’un mouvement démocratique, ni d’une mobilisation populaire ». Padoa-Schioppa n'hésite pas à écrire que « les avancées de l’Europe ont été favorisées par [un] despotisme éclairé et [une] démocratie limitée. »

Dans le contexte actuel, où la propagande médiatique ne suffit plus à convaincre la population des bienfaits du néolibéralisme une convergence entre l'extrême-droite et les classes dirigeantes est à craindre du point de vue de Romaric Godin interrogé dans le livre : « Confronté à ses propres contradictions, le modèle néolibéral n’a désormais plus d’autre solution que de faire taire la contestation par la répression et le contrôle de la parole publique, à l’université ou dans les médias (...) Pour moi, le danger réside dans une convergence entre ces néolibéraux et une extrême droite qui n’a pas de projet économique mais a un projet de société autoritaire. Il est possible que ces deux mouvements, néolibéraux globalistes et néolibéraux nationalistes se retrouvent dans un mélange de réformes néolibérales et de politiques xénophobes et autoritaires » (page 283).

Le MS21 partage ce constat. Le MS21 vous recommande de lire cet ouvrage qui constitue un excellent document d'éducation populaire. Il est clair que si le chômage est un choix résultant de décisions politiques et économiques assumées, alors cela signifie aussi que d'autres choix sont possibles.


(1) https://www.bfmtv.com/people/bandes-dessinees/le-choix-du-chomage-la-bd-qui-explique-comment-la-france-a-fait-le-choix-du-chomage-de-masse_AN-202105020041.html

 

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