Vers la suppression du corps diplomatique ?
SIGNIFICATION ET CONSÉQUENCES FUNESTES
DE LA SUPPRESSION DU CORPS DIPLOMATIQUE DE LA FRANCE
Si le chef actuel de l’Etat français a pu être qualifié de « Président caméléon » pour le fait de faire varier sans cesse sa parole au gré de son opportunisme du moment, il est au moins d’une infaillible constance dans son choix de prendre les valeurs et les méthodes managériales de la grande entreprise privée comme modèle pour la gestion des affaires publiques, ce qu’illustre son rêve d’une France « start-up nation ». Il se traduit par l’hyper concentration de sa direction stratégique, la verticalité de son organisation et la prévalence des intérêts du court terme sur ceux du long terme ainsi que celle de la réduction du coût financier des services publics sur la satisfaction des besoins réels de leurs usagers. Comme dans la grande entreprise privée, les fonctionnaires de tous rangs ne sont vus que comme des titulaires de fonctions, et non des possesseurs de métiers, astreints à un lien d’allégeance au sommet de l’Etat et à la réalisation des objectifs qu’il leur assigne selon les méthodes fixées par ses experts déconnectés des réalités du terrain.
Nous en avons déjà évoqué les résultats désastreux dans de précédents articles (1), se résumant dans le dépeçage méthodique des services publics. La récente suppression du corps diplomatique en est la dernière manifestation la plus choquante et la plus préjudiciable aux intérêts supérieurs de la France.
- Diplomatie, diplomate : en bref le sens de ces mots et l’évolution historique de ce qu’ils nomment
Le mot diplomatie, quand il est utilisé à propos des relations entre Etats souverains, désigne deux choses complémentaires : un art et l’organisation institutionnelle de son exercice.
Entendu comme un art, il désigne celui de la représentation d’un Etat et celui de la défense et de la promotion de ses divers intérêts auprès des autres dans un rapport de forces à bien évaluer, selon les orientations définies par sa politique étrangère. Cela implique celui de prendre la juste mesure de tout ce qui les sépare et fait diverger leurs vues et intérêts en vue de les rapprocher au profit des objectifs définis par cette politique étrangère. Cet art nécessite le long apprentissage par l’expérience d’un savoir-être et d’un savoir-faire appropriés, mais aussi l’acquisition de connaissances qui permettent à ceux qui l’exercent d’identifier et approcher les interlocuteurs adéquats, de les comprendre et de s’en faire comprendre et de les influencer dans la langue spécifique de la diplomatie et selon ses règles protocolaires. Outre l’acquisition de la connaissance de l’histoire, de la culture, de l’organisation économique, sociale et politique et, autant que possible, de la langue de l’Etat auprès duquel s’exerce cet art, celui-ci est devenu un vrai métier. Un métier qui requiert certes certaines qualités personnelles, mais plus encore, l’intelligence des savoirs de bien d’autres métiers selon les domaines qu’il donne à traiter et les contextes dans lesquels il est exercé.
C’est la France, par sa puissance et le rayonnement d’alors de sa langue et de sa culture, qui fut depuis Richelieu le principal bâtisseur de ce qui constitue cet art dont Talleyrand a donné le modèle à toute l’Europe, le mot diplomatie n’apparaissant dans le dictionnaire de l’Académie qu’en 1798.
Quant à la diplomatie entendue comme l’organisation institutionnelle de la représentation permanente d’un Etat souverain à l’étranger, l’invention en remonte selon les historiens au XVème siècle, à l’initiative du Duc de Milan, le premier à établir une mission diplomatique permanente auprès d’un Etat étranger, en l’occurrence la République de Gênes, bien vite imité en cela par l’ensemble des souverains européens, notamment français. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, les fonctions diplomatiques furent dévolues aux aristocrates, tel Chateaubriand en France, dont la fortune et l’appartenance sociale leur permettaient de payer eux-mêmes les frais de représentation et leur donnaient naturellement la capacité d’établir des liens d’intercompréhension aisée avec les souverains et leurs pairs des monarchies de l’époque, tous appartenant à la même caste européenne et ayant la maîtrise du français en partage, langue internationale dominante et désignée comme celle de la diplomatie jusqu’au milieu du XXème siècle.
Le temps des monarchies plus ou moins mono-culturelles passant, c’est la réforme du ministre Théophile Delcassé au début du XXème siècle qui a fonctionnarisé et démocratisé l’organisation de la diplomatie française par la création de deux corps de métier, celui de ministre plénipotentiaire (le plus élevé) et celui de conseiller des affaires étrangères, ouverts à tous jusqu’en 1945 par la voie de deux concours (dits « petit » et « grand » concours) et, à partir de cette date, par la voie de l’ENA, les aristocrates y demeurant malgré tout longtemps majoritaires. S’y ajoutait l’accès à ces corps dans le cadre dit d’Orient, ouvert aux titulaires d’un diplôme de l’Ecole des langues orientales, le seul corps diplomatique maintenu par la réforme Macron. L’appartenance à ces corps ouvrait indifféremment à leurs membres l’accès aux fonctions diplomatiques (conseiller d’ambassade et ambassadeurs) et consulaires, dont la hiérarchisation dépend surtout de l’importance du poste occupé.
Ainsi la diplomatie devint-elle une carrière à vie dont la gestion, comme celle des moyens de l’ensemble du réseau diplomatique français, furent confiées à l’administration centrale du ministère des affaires étrangères, celle du Quai d’Orsay, chargée de mettre en œuvre la politique étrangère du gouvernement et de lui donner l’éclairage de tous les savoirs remontés de son réseau, de sa mémoire et de ses analyses pour en conseiller l’orientation.
Si le style ancien de la diplomatie dit « de la tasse de thé », du baisemain et d’une langue aussi mesurée que châtiée, perpétré par les porteurs de noms à particule et les représentants de la haute bourgeoisie restés longtemps ses dirigeants, fut de plus en plus moqué, la professionnalité de son métier n’a cessé de se développer au fil du temps en s’adaptant aux exigences des temps nouveaux. Ils furent dotés pour cela de l’assistance de conseillers spécialisés dans divers domaines, notamment économique, culturel, social et autres. Quant à la fonction consulaire, d’importance croissante avec la mondialisation, elle sut répondre aux attentes de services publics de plus en plus diversifiés de nos expatriés et au développement de nos intérêts économiques et culturel à l’étranger.
Cet état satisfaisant de la diplomatie française, dont le réseau fut longtemps le premier du monde et est encore le troisième aujourd’hui, commença néanmoins à se détériorer dès les années quatre-vingt. Se multiplièrent alors en effet des mutations de tous ordres qui ont frappé d’obsolescence son ancien style et affaibli son rôle, en servant de prétexte à l’affaiblissement de ses moyens.
- La diplomatie traditionnelle à l’épreuve des récentes mutations du monde
Parmi ces multiples mutations très intriquées, certaines d’entre elles ont incontestablement constitué les facteurs majeurs d’un affaiblissement de son efficacité et de son influence. Citons ainsi :
- la prépondérance croissante des intérêts économiques dans les relations internationales, liée à l’avènement du « marché total », qui a rapidement focalisé la conduite des relations internationales sur leur défense, au détriment d’autres intérêts, notamment culturels, scientifiques, géopolitiques et autres, et favorisé l’emprise sur elle des puissances privées du marché et de la finance ;
- l’extrême concentration du capital productif dans les mains de quelques groupes mondialisés dont la puissance économique finit par dépasser celle de nombreux Etats, au point de créer un rapport de force en faveur de leurs intérêts qui échappe à l’influence de la diplomatie, comme l’a démontré le piètre résultat des récentes négociations internationales relatives à la fiscalisation harmonisée des activités internationales des multinationales des services numériques, surtout des GAFA, largement dû à leur lourde pression directe sur le sommet des Etats concernés ;
- plus encore, alors qu’une des missions essentielles de la diplomatie d’un Etat est de faire rayonner sa langue, sa culture et ses valeurs, en bref de développer ce qu’on nomme son « soft power », le déterminant majeur de l’influence internationale d’un Etat, il n’en est plus rien aujourd’hui pour la France. De fait, cela fait déjà quelques décennies que les gouvernements français successifs ont laissé les puissances du marché et de l’argent l’accaparer au profit de ses seuls intérêts et de ceux (très liés) du monde anglo-saxon, au détriment des nôtres. Ainsi l’illustrent le quasi abandon par la France des Alliances françaises de l’étranger et celui du statut de la langue française au profit de la langue anglaise, dans toutes les sphères de ses relations internationales et pas seulement de sa diplomatie ;
- enfin, la multiplication sur la scène internationale des acteurs étatiques (197 Etats reconnus par l’ONU aujourd’hui contre 50 en 1945) et, plus encore des acteurs étatiques ou non, telles les organisations et agences internationales ou régionales dédiées à de nombreux domaines spécifiques, a complexifié et technicisé à l’extrême les relations internationales et affaibli le rôle des diplomates. L’entre soi des experts du monde en anglais technique a ainsi remplacé l’entre soi des diplomates de l’ancien monde en français châtié.
Il y a donc bien une crise de la diplomatie à laquelle n’échappe pas celle de la France, qui oblige sans aucun doute à adapter son style et à réinterroger son rôle et ses moyens. Certes, sauf que….
- Les raisons d’un nécessaire retour d’une diplomatie professionnelle rénovée
Sauf qu’à bien observer et analyser ce qui se passe aujourd’hui, en particulier depuis la crise du Covid et la guerre d’Ukraine, deux autres crises majeures sont en train de recouvrir celle de la diplomatie, en lui offrant peut-être l’occasion de retrouver son rôle : la crise de la globalisation néolibérale et celle du multilatéralisme actuel.
L’évidence de la crise de la globalisation néolibérale s’est manifestée par la conjonction de trois évènements récents : l’épidémie Covid et ses conséquences désastreuses, l’accélération et l’aggravation de la crise climatique et l’augmentation des tensions internationales dans le monde (zone Pacifique, Europe et Afrique). Leurs effets lourds et durables ont ainsi fragilisé certains de ses ressorts et en particulier : le dumping social et fiscal de plus en plus dénoncé par les peuples et les Etats qui en sont les victimes ; la libre circulation des marchandises, freinée par les conflits militaires et la situation sanitaire mondiale ou mise en question pour ses effets écologiques négatifs ; et enfin le pillage des ressources naturelles des Etats faibles (en particulier de l’Afrique), devenu de plus en plus concurrentiel et source de désordres politiques dans ces Etats et géopolitiques. Soit une évolution menant à des catastrophes de divers ordres qui, après avoir d’abord lourdement frappé les plus faibles (montée des inégalités sociales, famines, migrations massives de la misère et du climat…etc), ont fini par mettre en évidence le caractère insoutenable d’un capitalisme néolibéral globalisé sans limite.
En résulte, sinon une modeste limitation de la globalisation, du moins un « retour » des Etats, consenti sinon même demandé par les puissances privées de la finance et du marché, devenues incapables de gérer et encore moins de réparer les désordres qu’elles ont elles-mêmes largement contribué à créer. Reviennent alors au premier rang les déterminants traditionnels de l’ordre géopolitique du monde : l’armée et la diplomatie, dont par nature ces puissances privées n’ont pas la maîtrise. Si cela ne rassure guère sur l’avenir du monde, du moins cela rabat-t-il les cartes concernant l’avenir du capitalisme et redonne-t-il une nécessité à la diplomatie.
Ainsi se retrouve-t-on dans une situation hélas très comparable à celle des années trente comme le donne à nous en effrayer le fameux essai de l’érudit anglais Karl Polanyi (2) écrit en 1944 et intitulé « La grande transformation ». Son analyse de l’origine, des ressorts et de l’enchaînement des conséquences de la crise du marché libéral des années trente, qui ont conduit à la montée des régimes autoritaires et à la seconde guerre mondiale, fait apparaître en effet leur similitude stupéfiante avec ceux de la crise actuelle du marché néolibéral, crise climatique en plus. Reste à savoir si celle d’aujourd’hui nous épargnera une fin semblable, nul ne sait.
Quant à la crise du multilatéralisme, elle est due principalement à deux facteurs :
- à la complexité croissante de son organisation du fait, d’une part, de l’augmentation du nombre d’acteurs, étatiques ou non, qui y participent dans une addition croissante d’institutions, organismes et espaces régionaux non hiérarchisés ni articulés et, d’autre part, de son extension à de nombreux domaines spécifiques très technicisés relevant de champs de compétences divers, pas d’avantage hiérarchisés, ni articulés, au point de faire perdre au droit international sa lisibilité, sa rationalité, sa cohérence, son crédit et son respect par les parties prenantes ;
- et, précisément, à un contexte de plus en plus marqué par la prévalence du rapport de forces sur le respect du droit international du fait des Etats et des acteurs privés du marché les plus puissants, prompts à abuser de la supériorité de leur force au profit de leurs seuls intérêts, surtout dans le contexte où le marché néolibéral globalisé a cessé de pouvoir régir pacifiquement l’ordre du monde pour avoir atteint aux yeux de la plupart presque toutes ses limites catastrophiques.
Cette réalité ne saurait s’imputer seulement à l’agressivité militaire éminemment condamnable d’un Poutine, mais aussi à la politique extérieure des Etats-Unis dont la parole, le respect de leurs engagements internationaux et l’invocation du droit international varient depuis longtemps selon les pays qu’ils concernent au gré de leurs seuls intérêts nationaux, l’Arabie saoudite et le Venezuela, par exemple, n’étant pas traités également au regard des mêmes sujets comme celui de la démocratie. S’y ajoutent l’extravagante extraterritorialité de leur droit interne imposée au monde entier, en la fondant sur l’usage du dollar dans les transactions internationales qu’ils veulent interdire avec certains pays, ou encore le non respect de la parole donnée, comme s’en est rendu coupable sans vergogne Barack Obama durant la guerre de Syrie lorsqu’il a laissé Poutine dépasser la « ligne rouge » sans réagir, malgré les engagements de son pays. Ainsi se sont développés le « je fais ce que je veux selon mes intérêts parce que je suis le plus fort » et la fin du respect de la parole donnée, comme l’a amèrement constaté notre ancien ministre des affaires étrangères, J-Y Le Drian, à propos de la rupture par l’Australie du contrat avec la France pour l’achat de nos sous-marins.
En bref, le multilatéralisme comme instrument efficace, fiable et respecté de construction de l’ordre géopolitique du monde est bien malade et n’est pas près de guérir de ses maux.
- Les conséquences désastreuses de la suppression du corps diplomatique
Or, dans un tel contexte qui appelle d’évidence le retour d’une diplomatie forte des Etats par la rénovation profonde de son style et l’augmentation substantielle de ses moyens de tous ordres pour la libérer définitivement de l’influence excessive des forces obscures du marché et des finances, la rendre capable de modérer l’unilatéralisme des plus forts et de reprendre son rôle dans les domaines qui relèvent nécessairement du multilatéralisme libéré de ses dérives (comme la gestion des crises climatique et sanitaire), que décide le président de la République française ?
Il décide, après des décennies d’affaiblissement des moyens financiers et autres de notre diplomatie, de supprimer le cadre (hormis celui d’Orient) dans lequel ceux qui ont vocation à exercer de hautes fonctions diplomatiques y acquéraient par l’expérience sa nécessaire professionnalité. Pire encore, il offre l’accès à ces fonctions aux personnes de son seul choix, fonctionnaires ou non, qui ne disposent d’aucun savoir ni d’aucune expérience du métier de diplomate et qui en plus n’ont aucune vocation à l’exercer durablement, l’attribution de cette fonction temporaire étant seulement due à la confiance du chef de l’Etat pour raison de liens personnels ou de services rendus. Il s’agit là de l’introduction en France du « spoiled system »(3) américain, le contrôle parlementaire de ces nominations tel qu’il existe aux Etats-Unis en moins. Au temps où le pantouflage réversible des fonctionnaires dans le privé est devenu la norme sauf pour les hautes fonctions militaires, de justice et jusqu’ici diplomatiques, voici notre diplomatie livrée encore plus aux valeurs et à l’influence de la sphère des affaires privées.
Cette réalité tranche avec les pratiques antérieures qui ouvraient certes l’accès à des postes diplomatiques à d’autres fonctionnaires ou personnalités privées, mais de façon parcimonieuse et limitée. Ainsi quelques postes non stratégiques étaient-ils offerts à des fonctionnaires méritants en fin de carrière, tandis que dans certaines circonstances la carrière diplomatique était ouverte à des non fonctionnaires encore jeunes en récompense d’éminents services rendus à la nation, comme ce fut le cas après la seconde guerre mondiale au profit de résistants exemplaires. Soit une pratique très éloignée de celle que nous promet la réforme de Macron qui autorise l’attribution sans contrôle de fonctions diplomatiques de haute importance aux membres de « l’Etat-entreprise », dont le premier souci est leur ascension professionnelle tous azimuts plutôt que le service efficace d’une diplomatie dont ils n’ont pas et n’acquerront jamais le métier, cette fonction n’en étant qu’une courte étape.
S’ajoutent enfin, non seulement l’absence totale de débat politique sur la crise actuelle de la diplomatie, notamment française, et sur ses diverses causes, mais aussi l’absence de perspective de tout projet de refondation de notre diplomatie et de renforcement de son rôle et de ses moyens, pour les adapter aux exigences du monde de demain et au statut de puissance devenue « moyenne » de la France au niveau mondial, mais aussi de membre important de l’Union européenne.
A cet égard, la défaillance de l’exécutif français actuel est criante. Si bien qu’à laisser ainsi se réduire sans cesse les moyens d’influence de notre diplomatie dont il détruit par ailleurs le métier, Macron et ses successeurs continueront d’exposer la France à l’humiliation de ne plus pouvoir faire entendre sa voix par une diplomatie influente et respectée, voire à celle de l’époussetage des pellicules de son président sur ses épaules par les plus grossiers, vulgaires et puissants potentats du monde. Une diplomatie en crise et dépecée au lieu d’être revivifiée au moment où on n’a jamais eu tant besoin d’elle et de la force de son art adapté aux réalités contemporaines. Sinistre !
Le 16 juillet 2022,
Thierry Priestley
Notes :
(1) La fonction publique https://www.ms21.org/affiche-article_174.html
Services publics https://www.ms21.org/affiche-article_217.html
(2) Karl Polanyi, "La grande transformation"Ed. Gallimard, Coll. tel, édition mai 2021
(3) Ce système se traduit par le droit du gouvernement fédéral nouvellement élu, de ré-attribuer les postes les plus importants de l'Etat fédéral à des personnalités de son choix ( fonctionnaires ou non), sous réserve de la validation de ces nominations par le Congrès.