Pourquoi sommes-nous capitalistes (malgré nous) ?

Publié le par MS21

Pourquoi sommes-nous capitalistes  (malgré nous) ?

RECENSION DU LIVRE "POURQUOI SOMMES-NOUS CAPITALISTES 

(MALGRÉ NOUS) ? DE DENIS COLOMBI (Ed. Payot)

Pourquoi est-il « plus facile d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme » (Frederic Jameson) ? 

Il est très facile et très courant de critiquer le capitalisme et sa logique destructrice d'accumulation des richesses pour elles-mêmes. Cette critique est répandue et largement partagée même par des gens de droite comme par exemple la critique de la marchandisation du corps humain par le rejet de la GPA (gestation pour autrui) ou la critique du libre-échange par Trump. Des éléments de critique du capitalisme se retrouvent jusque dans des productions cinématographiques hollywoodiennes. Denis Colombi s'interroge sur les raisons profondes qui font que ce système fonctionne et perdure malgré le consentement limité du peuple à celui-ci.

Caractériser le capitalisme actuel

Le comportement capitaliste qui consiste à chercher le profit pour lui-même ne va pas de soi, il n'est pas inscrit spontanément dans la nature humaine. Le profit est pensé comme systématiquement créateur de richesses, cette richesse doit s'accumuler dans une logique de croissance infinie. Ceci constitue une construction sociale qui ne s'est imposée que récemment dans l'Histoire, à partir de la fin du dix-huitième siècle. Dans les périodes précédentes, des activités capitalistes existaient, mais elles étaient limitées à certains domaines. Aujourd’hui, toutes les activités humaines sont remodelées en profondeur par le capitalisme. Denis Colombi prend l'exemple d'un fait qui nous paraît aujourd'hui naturel et immuable : le fait de dormir la nuit d'un seul tenant, pendant environ huit heures. Or, avant le dix-neuvième siècle, on dormait la nuit en deux temps, avec une veille d'une heure en milieu de nuit. Le changement est venu avec le capitalisme qui a imposé une rationalisation de notre emploi du temps, sommeil compris, liée à une spécialisation des plages horaires de nos temps d'activité.

Ce ne sont ni les contraintes extérieures, ni les manipulations idéologiques qui nous poussent, pour l'essentiel, à nous comporter en capitalistes, mais les dispositions structurelles dans lesquelles nous sommes plongés : les dimensions juridiques, matérielles et sociales du jeu capitaliste. Tout cela forme une "cage d'acier”,  selon Max Weber, dont il n'est pas aisé de s'échapper.

Justifier la recherche du profit 

La recherche du profit devient une vertu, car elle est censée profiter à tous : c’est la théorie du “ruissellement”. L'idée que le gain, le profit constitue la récompense et la motivation de notre travail est une idée moderne, étrangère aux anciens. Cette idéologie peut néanmoins difficilement se justifier d'elle-même, d'autres justifications doivent lui être trouvées. Elles sont d'ordre moral :  dans la religion calviniste la richesse est signe d'élection divine (d’après Max Weber)  et  l’”assistanat” est stigmatisé : les chômeurs et les pauvres sont responsables de leur situation, ils ne font pas assez d’efforts pour obtenir un travail. Les plus riches sont ainsi considérés comme les plus méritants. Les justifications sont aussi d'ordre existentiel, comme l'expression d'une possibilité d'épanouissement personnel, source d'une créativité exaltée par le «Nouvel esprit du capitalisme » (titre d'un livre écrit par Eve Chiapello et Luc Boltanski) en réaction aux critiques, issues de mai 68, visant l'aliénation au travail. Le travail est censé devenir un jeu très « fun ». Les écoles de commerce valorisent particulièrement la dimension "ludique" des métiers des futurs managers. C'est le modèle de l'artiste qui prévaut : une activité intellectuelle élevée valorisant l'originalité, l'autonomie, la précarité des statuts, le dépassement des limites, la flexibilité, la passion à laquelle on sacrifie tout. Pour que le système perdure, il ne suffit pas de faire croire à l'efficacité du système, il faut aussi obtenir l'adhésion et l'engagement des travailleurs. Mais la promotion de l'initiative individuelle a surtout amené la précarisation du travail...Le capitalisme séduit aussi car il se veut porteur de perspectives de croissance infinie par le biais du développement technique (Voir la fascination pour la conquête spatiale valorisée par Elon Musk milliardaire étasunien qui développe le tourisme spatial).

Accepter ce système “malgré nous”

Nous ne pouvons pas faire abstraction des contraintes sociales qui nous poussent à agir dans le sens où le souhaite le système. Nous sommes façonnés à la fois par notre socialisation, les nécessités de notre intégration sociale,  et par des institutions dont les règles s'imposent à nous, en particulier celles du marché. Un exemple : la pratique du « shopping » (acheter pour se faire plaisir) n'existait pas originellement dans les marchés. De façon générale, les supermarchés sont organisés de sorte à nous pousser à choisir nos produits par des arbitrages tendant à "maximiser" notre profit personnel. Autre exemple, peu connu, mais très important : les normes comptables. «  En effet, que l’on évalue le capital d’une entreprise selon son prix d’achat ou au prix qu’il a sur le marché, cela produit des résultats différents. Dans un cas on décrète que l’entreprise est là pour produire (en compensant le prix d’achat de son capital), dans l’autre elle est là pour pouvoir être revendue, et donc déjà financiarisée. Ce mouvement de financiarisation touche aussi notre vie quotidienne : aux États-Unis, il est courant de payer avec une carte de crédit (ndlr : au lieu d'une carte de débit, comme chez nous), parce que cela affecte son  « credit score » , un score calculé sur la base du remboursement des emprunts. De ce score dépendra le fait d’obtenir un prêt à la banque, bien souvent nécessaire pour payer les études de ses enfants, ce qui incite à payer tous ses achats via cartes de crédit pour montrer que l’on peut rembourser : on vit ainsi « à crédit » parce que les institutions nous y obligent »(1) . De même, éduquer les enfants à la gestion de l'argent par le biais de « l'argent de poche » contribue à leur faire accepter l'idée que l'argent est la condition du bonheur car il permet l'accès à l'autonomie et à la consommation. Les “progressistes", critiques du capitalisme sont ainsi souvent pris dans des contradictions difficiles à assumer. Ainsi, il leur arrive souvent de placer leurs enfants dans le secteur scolaire privé pour leur éviter les écoles publiques où les conditions d'éducation se dégradent du fait du manque de moyens. L'existence d'un marché scolaire - souvent encouragé par les politiques gouvernementales - permettant le contournement de la carte scolaire, et la situation de l'école publique compliquent la volonté d'effectuer des résistances individuelles. Le capitalisme a aussi imposé une vision stricte de ce qui est considéré comme du "travail  productif”, le réduisant aux activités rémunérées dans le cadre de ce système et dévalorisant les autres activités, pourtant sources d'utilité sociale (travail domestique, activités associatives...). De nombreuses sociétés traditionnelles ne font pourtant pas de différences entre "temps de travail" et "activités improductives".

Rôle de l’Etat 

L'Etat joue un rôle fondamental dans cette organisation, par l'investissement financier, mais surtout par la production de normes favorisant le développement des intérêts des classes dominantes. Si la révolution industrielle a démarré au Royaume-Uni, cela est probablement lié au fait que ce pays a adopté en 1624 un système de brevet qui donne un droit de propriété sur les innovations, formidable moteur pour le progrès technique. Dans l'idéologie néolibérale, l'État intervient afin d'établir les règles qui vont permettre aux marchés et à la "libre"concurrence d'investir le plus de domaines possibles de la vie en société (notamment les services publics).

Les conceptions liées à « l'homo œconomicus » (l'homme obsédé par la recherche du profit maximal) sont erronées, et pourtant elles finissent par provoquer des effets dans notre réalité en conformité avec leur idéologie, car elles sont instrumentalisées en vue de la promotion du système. Denis Colombi parle de "performation" des théories économiques : celles-ci peuvent produire les conditions qui les rendent vraies, elles peuvent modifier la réalité dans le sens souhaité par les capitalistes. L'auteur prend l'exemple d'une formule mathématique utilisée dans le domaine de la finance, la formule de Black et Scholes. Cette formule donne la valeur d'achat d'une action sur le marché boursier. Elle repose sur une donnée fausse car les variations extrêmes des cours boursiers sont rares et elle donne des prévisions erronées. Or, les traders, dans les années 70, ont eu recours de plus en plus massivement à des analyses basées sur cette formule pour orienter leurs pratiques d'achat et de reventes d'action. Ce qui a eu pour effet, sur le long terme, d'aligner les cours des actions de plus en plus sur les prévisions de la théorie de Black et Scholes. Ce système repose largement sur la valorisation du calcul d'optimisation des profits dans tous les domaines. Cette tendance est encore renforcée par les développements technologiques récents, en particulier l'informatique. Le capitalisme numérique nous surveille et cartographie nos comportements en vue de les façonner et de faire de nous de parfaits "homo œconomicus". Ainsi fonctionne cette idéologie, en dehors de toute justification d'efficacité économique ou organisationnelle. Nous sommes pris dans cette logique et il n'est pas possible de s'en défaire d'une façon strictement individuelle.

Aujourd'hui, les inégalités économiques sont renforcées par le fait que les individus sont définis essentiellement par l'importance de leurs apports à l'activité économique « Le riche (Elon Musk, Jeff Bezos...) est celui qui « travaille beaucoup » (ou du moins se le représente-t-on ainsi...), crée quelque chose, rend service, et donc gagnerait à juste titre beaucoup d'argent. Dans la société romaine, ce n’était pas le travail qui justifiait la richesse, car le travail était délégué aux esclaves : était riche celui se distinguait politiquement ou militairement. » (2). Le charisme des grands leaders cache le fait que les innovations sont le fruit d'un travail collectif, et que la réussite découle souvent d'un héritage et d'un réseau de relations. Les personnes pauvres ou précaires ne souffrent pas que du manque d'argent, mais aussi des exigences des institutions, notamment bancaires, qui demandent des revenus non seulement importants, mais réguliers. « Notre position sociale dépend donc du fait de satisfaire les institutions financières : la stratification sociale ne passe donc plus seulement par la dualité riche-pauvre, mais par une forme de contrôle dans la façon de consommer et dans la manière dont elle est reçue par les autres » (3)

Comment sortir de cette “cage de fer” ?

Alors, comment sortir de cette nasse ? Denis Colombi propose de "politiser le présent et l'avenir". La crise écologique en cours, la remise en cause de la croyance en une croissance économique illimitée sont des opportunités de repenser la sortie possible du capitalisme. Certaines théories économiques alternatives, telles que le "salaire à vie" (4) proposé par Bernard Friot, peuvent nous aider à repolitiser l'avenir. Dans la société, des capacités de résistance existent sur lesquelles s'appuyer. Nous pourrons ainsi réinventer les règles du jeu capitaliste dans lequel nous sommes engagés malgré nous, et peut-être même pourrons-nous changer de jeu....Pour paraphraser Polanyi dans « La grande transformation », il faudrait ré-encastrer l'économie dans le politique.

(1) (2) (3) https://www.ladn.eu/nouveaux-usages/denis-colombi-pourquoi-sommes-nous-capitalistes-malgre-nous/

 

(4) Le « salaire à vie » constitue un mode d’organisation socio-économique principalement théorisé par Bernard Friot qui consiste, en se basant sur la socialisation de la richesse produite, à verser un salaire à vie à tous les citoyens. Ce salaire universel, dont le montant serait attaché à la qualification personnelle et non plus au poste de travail occupé, a été pensé pour reconnaître le statut politique de « producteur de valeur » à l’ensemble des membres d’une communauté. Il aurait pour conséquence mécanique l’abolition du marché du travail, et donc du chômage, en reconnaissant le travail effectué en dehors du cadre d’un emploi” (https://fr.wikiversity.org/wiki/Recherche:Salaire_%C3%A0_vie)

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