Reprise en main - un film de Gilles Perret
Au MS21, nous suivons avec un grand intérêt la filmographie de Gilles Perret, qui sait illustrer avec talent des thématiques sociales et politiques qui nous tiennent à cœur. En 2006, dans Ma mondialisation, il brosse le portrait d'un patron et de son entreprise industrielle, Bontaz, dans la vallée de l'Arve, en Haute-Savoie, sa région d'origine. Il montre comment celle-ci, comme beaucoup d'autres, s'est retrouvée prise dans l'engrenage de la soumission au pouvoir financier, entraînant délocalisations, chômage et désindustrialisation.
Par la suite, en 2013, Gilles Perret s'est penché sur les alternatives au capitalisme esquissées par les acquis du Conseil National de la Résistance dans Les jours heureux et en 2016 celles de la Sécurité Sociale dans La Sociale. Il a collaboré avec François Ruffin, sur les films J'veux du soleil et Debout les femmes, en 2019 et 2021.
Reprise en main est la première œuvre de fiction de Gilles Perret. Ce film se situe dans le prolongement thématique de Ma mondialisation. L'action se déroule d'ailleurs dans l'usine Bontaz, dénommée Berthier dans le film. L'usine est spécialisée dans le décolletage (technique de fabrication en série de petites pièces, à destination de l’industrie automobile). Le film prend le temps, dans sa première partie, de montrer le travail des ouvriers de manière très concrète. Les exigences de rentabilité se traduisent par une réductiond'effectifs chronique dans les ateliers, et un sous-investissement permanent dans l'outil de travail. Un grave accident du travail finit fatalement par advenir, qui suscite la révolte de Cédric, un des ouvriers de l'usine (joué par Pierre Deladonchamps). Cédric a une conscience de classe, qui lui vient de son père, mais il est assez désabusé quant à l'efficacité de l'action syndicale. Il apprend que l'entreprise va être rachetée par un fonds d'investissement anglo-saxon, Apollo, à la réputation désastreuse. Bien sûr, le « dégraissage » des emplois dans l'usine va être terrible...
Gilles Perret nous entraînerait-il alors dans un de ces scénarios, certes très réalistes, mais démoralisants et démobilisateurs où les ouvriers en révolte se font immanquablement broyer par la machine capitaliste ? Non, car il a pris le parti d'explorer la tentative, entreprise par Cédric et ses amis, de racheter l'entreprise pour pérenniser son activité et maintenir l'emploi. Et, c'est là la principale originalité du film, les compères vont avoir recours à une technique issue des pratiques les plus prédatrices du capitalisme : le rachat par LBO de l'entreprise ! Les fonds de pension pratiquent le système du leveraged buy-out (LBO) ou rachat avec effet de levier, un montage financier permettant le rachat d’une entreprise en ayant recours à peu de fonds propres et à beaucoup d’endettement. Le remboursement de la dette s’effectue par les profits de l’entreprise rachetée. L'entreprise paye elle-même son rachat au profit des financiers !
Le film de Gilles Perret, même s'il déroule un scénario qui peut sembler peu réaliste, présente à notre avis, trois grandes qualités.
La première, et ce n'est pas la moindre, c'est de rappeler l'excellence de la filière industrielle qui existe encore en France, et l'absurdité criminelle de nos dirigeants à vouloir la liquider. Le film remet en valeur la fierté ouvrière et l'attachement au long terme à une région, un terroir, contre le discours « mondialiste » dominant. Gilles Perret précise : "J’ai toujours considéré que cette vallée était un laboratoire économique, car sur ce petit territoire, il y a l’Histoire du monde économique qui se raconte, avec l’arrivée de la mondialisation, l’arrivée de la finance, les délocalisations, les questions de famille, le paternalisme qui se confrontent à des logiques plus financières, un savoir-faire, une fierté d’appartenir à cette communauté et de travailler dans ces métiers du décolletage."(1)
La deuxième, c'est qu'il nous offre une pédagogie ludique, dans une ambiance teintée d'humour, des mécanismes de la finance et de ses mythes destructeurs. La logique du LBO est de dépouiller une entreprise afin de pouvoir la revendre plus tard avec un fort bénéfice. L'entreprise se rachète elle-même, en quelque sorte, et ne bénéficie quasiment pas d'un apport un en capital de la part de ses acheteurs. Dans les films, les financiers candidats à la reprise de Berthier font bien comprendre qu’ils ne peuvent « pas se permettre de travailler par amour de l’humanité »...Cédric et ses amis vont tenter de subvertir cette logique et de la retourner contre leurs ennemis de la finance.
La troisième, c'est qu'il remet sur la table une conception de l'entreprise basée sur des principes d'autogestion. La proximité de Gilles Perret avec la pensée de Bernard Friot est manifeste : les ouvriers tentent de retrouver leur souveraineté sur le travail et la production dans l'entreprise. La démocratie ne doit plus s'arrêter aux portes de l'entreprise ! Le film esquisse cette logique révolutionnaire dans les propositions faites par Cédric pour l'organisation de la société Berthier après son rachat : refus de la dicature du marché de l’emploi qui se traduit par des licenciements économiques, propriété d’usage de l’entreprise par les travailleurs eux-mêmes, grille de salaires de 1 à 3 entre les salariés.
Ainsi, Gilles Perret nous invite à dépasser tout fatalisme pour se risquer à dessiner les contours du projet socialiste si bien défini par Jaurès : « Nous demandons que tout individu humain, ayant un droit de copropriété sur les moyens de travail qui sont les moyens de vivre, soit assuré de retenir pour lui-même tout le produit de son effort, assuré aussi d’exercer sa part de direction et d’action sur la conduite du travail commun. » (2)
Notes
(2) Socialisme et Liberté, 1898