Services Publics
Approche théorique du service public
Le MS21 a régulièrement décrit les offensives incessantes dont sont l’objet les services publics de la part de l’oligarchie néo-libérale et la suppression des emplois aidés par le gouvernement Macron en est un exemple frappant. Mais parallèlement à l’indispensable résistance pour contrer ces attaques, il est utile de rattacher la notion de service public à une approche politique plus globale qui s’inscrit dans la filiation idéologique du socialisme historique de Marx et Jaurès. A la lumière des analyses de Tony Andréani , de Bernard Teper et de Bernard Friot - et sans dogmatisme sectaire - tentons l’expérience…
Il n’est pas utile de puiser très loin dans notre expérience personnelle, pour rattacher l’idée globale de service public à celui de notre intérêt particulier. Tout citoyen confronté à une expérience douloureuse en matière de sécurité, de santé –pour lui-même ou ses proches – d’accès à un besoin vital, ou dans un conflit privé ou professionnel avec une tierce personne, perçoit presque instinctivement la nécessité impérieuse de faire appel à une instance économique autonome, dont l’autorité est reconnue par tous et auprès de laquelle il pourra faire valoir ses droits. Ce lieu institutionnel où s’organise le lien entre l’intérêt individuel et le contrat social sous le contrôle de l’Etat c’est celui dit de l’intérêt général ou des services publics.
Un peu d’Histoire
On en trouve des premières traces très tôt dans l’Histoire mais la notion de service public n’apparaît dans le droit français qu’à la fin du XIXème siècle et - à travers les arrêts du Conseil d’Etat du XXème siècle cette fois - ses principes se sont peu à peu constitués. Il s’agit de l’égalité de traitement, la continuité et l’adaptabilité du service.
C’est aussi le Conseil d’Etat qui va fonder la notion de service public industriel et commercial et ainsi justifier son extension au-delà des missions régaliennes de l’Etat (justice, police, armée, monnaie). On voit donc que cette approche légitime l’intervention étatique dans l’économie en en faisant un instrument au service de la collectivité. Le contexte historique du début du XXème siècle favorise évidemment cette logique : c’est l’avènement des réseaux – chemin de fer, téléphone, électricité – qui ont besoin d’être accessibles au plus grand nombre et nécessitent des investissements très lourds qui ne peuvent pas être assurés par des entreprises privées. La constitution d’un vaste secteur public est, de fait, constitutionnalisée par l’article 9 du préambule de la constitution de la IVème république de 1946 qui pose la propriété publique comme nécessaire dès lors qu’apparaît un monopole.
Il ne serait pas difficile de montrer que cette conception sociale de la production de richesses, impulsée par le Conseil National de la Résistance et adossée à la nationalisation de nombreux secteurs de l’économie, a été un succès. Ce n’est pas le lieu ici d’en dresser un bilan exhaustif mais il est difficilement contestable que l’accès à l’énergie, aux transports, aux télécommunications et à la santé, a fait, au lendemain de la seconde guerre, un bond qualitatif et quantitatif phénoménal – essentiellement en faveur des classes populaires - et sans aucun équivalent dans notre Histoire. Il est donc légitime de se demander si cette organisation est généralisable à l’ensemble de l’économie et si elle peut être la base sociale d’une logique alternative crédible au néo-libéralisme actuel.
L’intérêt général existe-t-il?
La première idée qui vient à l’esprit est l’invocation du fameux « intérêt général ». Il semble être, en première intention, un concept facile à cerner presque évident et consensuel. Malheureusement ce n’est pas le cas et de nombreux arguments plaident pour l’abandon pur et simple de cette terminologie très floue. Le premier est d’ordre sociologique : il n’échappe à personne que toute société est traversée par des intérêts de groupe contradictoires et on peut se demander s’il est possible d’isoler un « intérêt général » qui ne soit pas la simple légitimation de la victoire momentanée d’un groupe sur un autre. Ainsi les partisans d’un nouvel aéroport à Notre-Dame des Landes sont certes plus puissants et plus nombreux que les opposants à ce projet mais penser que leur action n’est motivée que par le souci d’un « intérêt général » serait faire preuve d’une grande naïveté politique. Le second est d’ordre idéologique. Faire apparaître l’intérêt général, c’est en définitive chercher à nier les antagonismes de classe, c’est vouloir faire émerger un intérêt « neutre » qui ne serait porté par aucun intérêt particulier. Or la réalité est autre : l’intérêt général est bien souvent le manteau de vertu qui couvre une politique de classe qui ne veut pas s’afficher comme telle. Nous avons tous en mémoire des discours enflammés de dirigeants qui invoquent « l’intérêt supérieur de la nation » et « l’union sacrée » quand une grève de salariés dure un peu trop longtemps à leur goût.
Catégories de biens et de besoins
Il faut donc oublier ce concept creux d’« intérêt général » et affiner l’analyse en ouvrant des catégories plus précises de biens et de besoins qui doivent relever d’un principe de socialisation complètement distinct de celui de la marchandisation. Ainsi peut-on isoler, relativement à une Nation, les biens stratégiques qui supposent des investissements de très longs termes et souvent risqués que le secteur privé et marchand est très peu disposé à effectuer. On pense ici à la recherche fondamentale, à la prévention des risques sanitaires et climatiques, et au secteur de la défense nationale. Il y a aussi les biens sociaux, c’est à dire ceux que l’on considère, si possible démocratiquement, comme devant être accessibles à tous sans distinction de revenus et d’origine. Il s’agit par exemple de l’eau, de la poste, de l’électricité, du téléphone, d’internet, des transports collectifs etc… Enfin, on peut définir une catégorie de biens de civilisations qui renvoie aux normes socio-culturelles d’une société et qui justifie par exemple que les communes construisent naturellement plus de terrains de football sur leur territoire que de terrains de cricket …
Les dégâts de la libéralisation
Un premier constat s’impose, maintes fois écrit au sein de notre mouvement : la prise en compte de la spécificité de ces besoins et donc des services qui y répondent est incompatible avec la pensée néo-libérale qui sévit en France et en Europe depuis plus de trente ans. La raison est simple : quand un service est soumis à la concurrence, les opérateurs privés qui l’investissent ne s’intéressent qu’aux profits escomptés ne font aucune des distinctions déjà évoquées dans les besoins de la population. On assiste alors à une tendance générale bien connue qui pousse à la privatisation des profits et à la socialisation des pertes. Sous l’effet délétère des règles de concurrence « libre et non faussée » si chères aux néolibéraux, les anciens services publics ne tardent pas à manquer de moyens financiers, à se dégrader et ne répondent plus aux besoins de la population. Dans la trop longue liste des services publics qui ont suivi cette pente fatale on citera les transports ferroviaires, la poste, l’énergie et le crédit bancaire auxquels on peut maintenant rajouter la santé – avec la juxtaposition de services privés et publics dans les hôpitaux – et la retraite par répartition concurrencée par la retraite par capitalisation. Nous ne reviendrons pas ici sur l’historique de cette lente dégradation dans laquelle l’action de l’Union Européenne- aidée par le lobbying des grands groupes industriels et financiers et par une « noblesse d’Etat », c’est à dire cette caste de hauts fonctionnaires peu soucieuse de la chose publique - a été centrale. Notons simplement qu’elle a installé l’ère de la marchandisation capitaliste qui ne connaît que le pouvoir d’achat individuel et la flexibilité des prix , qu’elle ignore les principes républicains de la continuité des services et de la péréquation des prix et qu’elle a conduit à une forme de privatisation de la démocratie.
Le rôle de l’Etat
Si on considère donc que la main invisible du marché ne peut répondre à la prise en compte de la spécificité des besoins stratégiques et sociaux de la population, il faut chercher la solution ailleurs. Et le premier « ailleurs » qui vient à l’esprit c’est l’Etat. Mais l’histoire contemporaine et tout particulièrement celle du XXème siècle nous invite à une grande prudence sur ce terrain et nous emmène vis-à-vis de l’Etat vers des injonctions paradoxales. Ainsi l’Etat doit certainement garantir l’accès aux besoins sociaux mais ne doit certainement pas être le seul légitime pour les définir. Cela rappellerait trop les formes dictatoriales par lesquelles se sont installées les « tyrannies de la majorité » de certains pays communistes. Par ailleurs l’Etat doit orienter et cadrer l’économie mais ne doit certainement pas commander de façon dirigiste l’économie. La planification soviétique - même si elle a eu des résultats beaucoup moins négatifs que veulent nous le faire croire les libéraux - a montré ses limites. Enfin, l’Etat est à la fois un pouvoir législatif, un pouvoir exécutif et un pouvoir judiciaire ; il faut veiller à ce que les grandes décisions économiques - et en particulier la définition du périmètre des services publics - soient prises par la seule composante de l’Etat qui est véritablement une émanation démocratique du peuple : le parlement. Or on sait que dans le cadre de nos institutions actuelles, c’est loin d’être le cas.
Ces points sont essentiels. Si on devait à nouveau les négliger, on retomberait dans les travers terribles qui ont caractérisé les expériences communistes de certains pays : une conception étatique, dirigiste et bureaucratique de l’économie qui, à terme, démotive les travailleurs, conduit à un isolationnisme sclérosant et réduit dramatiquement le champ des libertés individuelles.
Que faut-il changer ?
A ce stade de la réflexion, une question se pose avec acuité : si l’Etat est un outil dangereux et si le marché est incapable d’assurer les droits sociaux élémentaires, sur quels leviers peut-on jouer pour entamer une réelle transformation sociale favorable aux plus démunis, donc qui généralise le principe des services publics ? La réponse passe certainement par la caractérisation du capitalisme à la lumière de l’analyse marxiste. Car les principes fondamentaux du capitalisme sont simples : ils instituent la propriété lucrative et privée des moyens de production et la propriété lucrative du crédit. Ce sont ces deux principes qui permettent premièrement aux créditeurs lucratifs de capter une part des richesses produites par le biais des taux d’intérêt et deuxièmement aux propriétaires des moyens de production d’acheter la force de travail des salariés (les non-propriétaires) et de capter une autre part de la richesse produite par le biais de la plus-value. Alors, pour calmer les ardeurs de nos joyeux capitalistes, il faut répondre politiquement à ces deux points : premièrement annuler la captation privée des intérêts en nationalisant les banques et deuxièmement affaiblir juridiquement et quantitativement la propriété privée lucrative du capital.
Le tabou de la propriété
Ce deuxième point mérite des explications. Car la propriété ne doit pas être un tabou, un totem auquel il est interdit de toucher sous peine de verser dans un totalitarisme liberticide. La propriété d’un moyen de production, au sens du droit, est définie par trois composantes : l’usus qui est le droit de décider de son utilisation, le fructus, le droit d’en tirer un profit, et l’abusus, le droit de le vendre et de le modifier. Il ne paraît pas exagéré d’envisager que la puissance publique décide - pour des grands groupes industriels qui mettent en jeu le travail la vie de milliers de salariés – d’interdire aux propriétaires, c’est à dire d’exclure juridiquement de leur « propriété », le droit de vendre ou de délocaliser. Ce choix politique serait certes de nature révolutionnaire mais elle rencontrerait très certainement l’assentiment de la grande majorité des travailleurs qui ne veulent plus être la simple variable d’ajustement de transactions financières.
Ensuite, pour comprendre le moyen par lequel il serait possible de limiter quantitativement l’accumulation du capital, il faut se figurer la production capitaliste comme une production de lait dans la ferme de M de Plessis-Gataz. Imaginons que celui-ci a hérité de son grand père et achète 100 vaches. Il embauche des salariés pour nourrir ses vaches, les soigner, traire les vaches et s’occuper des veaux. Il ne met jamais les pieds dans sa ferme mais, 10 ans plus tard, il a 200 vaches. Une question centrale se pose : à qui appartiennent les 100 vaches supplémentaires ? Dans le système capitaliste, elles appartiennent toutes à de M de Plessis-Gataz. Et pourtant, c’est du vol, car les 100 vaches supplémentaires sont le résultat du travail des salariés de la ferme et pas seulement du capital initial. C’est ce processus d’accumulation du capital qui caractérise le capitalisme et ses dérives inégalitaires car, contrairement à ce qu’on pense généralement, la richesse du capitaliste ne réside pas uniquement dans le nombre de litres de lait [revenus tirés des marchandises vendues] qu’il s’approprie, mais le nombre de têtes de bétail [outils de production] qu’il possède. L’accroissement du capital profite en effet exclusivement à ceux qui le possèdent et en rien à ceux qui travaillent. C’est pour cela que le système s’appelle le « capitalisme » (de « capita » qui veut dire « tête » en latin) et non le « profitisme »
Là aussi, on peut envisager que la puissance publique abolisse ce privilège digne de l’ancien régime. Chaque vache [moyen de production] supplémentaire appartiendrait alors pour une part au capital et pour une part aux travailleurs à proportion de leur contribution au renouvellement du cheptel [accroissement du nombre de machines, des locaux, des stocks…]. Par exemple si pour l’achat d’une vache [nouvel outil de production], 4 fois plus de richesses viennent du travail que du capital, alors les travailleurs posséderaient 80% des vaches [machines] nouvelles. A terme, ils possèderaient 80% de la ferme [de l’entreprise] et participeraient dans la même proportion à sa gestion dans le cadre d’une « société des travailleurs ». Cette proposition n’a rien de nouveau ; elle ne fait que reprendre l’idée socialiste et Jaurésienne largement inspirée de Marx : « Que voulons-nous, nous socialistes ? Nous voulons créer peu à peu des vastes organisations de travailleurs, qui, devenues maîtresses du capital, s’administrent elles-mêmes, dans toutes les parties du travail humain, sous le contrôle de la Nation ». Rappelons enfin qu’en 1917 fut votée la loi sur les SAPO (Sociétés anonymes à participation Ouvrière) et qu’actuellement en France plus de 50 000 employés travaillent au sein de SCOP (Sociétés coopératives et participatives).
Le « déjà là » révolutionnaire
Nous voyons donc que, tout en refusant les dangers d’un étatisme généralisé sur l’ensemble de l’économie, le champ du possible est immense pour construire une véritable démocratie économique. Pour ce faire, nous ne partons évidemment pas de rien. En effet, comme nous l’avons déjà évoqué, le programme du Conseil national de la Résistance mis en œuvre à la libération, nous a légué deux outils essentiels pour construire une véritable république sociale.
Le premier était le « Retour à la nation de tous les grands moyens de productions monopolisées, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes banques » En 1946 une loi établit donc le statut général des fonctionnaires. Elle sera complétée en 1983 par Anicet Le Pors (ministre communiste) pour prendre en compte la fonction publique territoriale. Ces deux lois sont absolument fondamentales parce qu'elles instituent au sein de la société un territoire qui échappe à la logique capitaliste. Le fonctionnaire produit des richesses ou des valeurs d'usage exactement comme les autres salariés du secteur privé mais la valeur économique de son travail n'est pas définie par des propriétaires de moyens de production. Elle est définie politiquement par la loi, c'est à dire, théoriquement, par le peuple.
Le deuxième a été la création de la Sécurité Sociale et du salaire socialisé qui répondait, comme l’indique l’exposé des motifs de l’ordonnance de 1945 « à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère » Là aussi, la circulation des richesses produites se fait en dehors de la logique capitaliste. Au grand désespoir des libéraux qui guettent ce marché potentiel avec convoitise, il n’y a pas d’actionnaires à la sécu, pas de dividendes ni de plus-value ponctionnée sur le travail…
Il existe donc en France tout particulièrement avec le fonctionnariat et avec les cotisations sociales un « déjà là » révolutionnaire comme le souligne l’économiste B Friot. Et les capitalistes de tout poil - et notamment les néo-libéraux façon Sarkozy, Copé et Vals - ne s'y sont pas trompés. Ils en ont peur, ne manquent jamais une occasion d’affaiblir le statut de la fonction publique et les cotisations sociales qui sont toujours présentées comme des « charges » et n'ont de cesse de chercher à les discréditer en les montrant comme la source des déficits publics.
A contrario, nous devons considérer ce « déjà là » révolutionnaire comme le principe générateur de l’émancipation sociale, le soutenir contre les offensives néo-libérales et tout faire pour le généraliser.
Sources
Tony Andréani : Dix essais sur le socialisme du XXIe siècle (Ed Le temps des Cerises)
Bernard Teper : Penser la République Sociale pour le XXIe siècle (Ed Eric Jamet)
Bernard Friot : L’Enjeu du salaire (Ed La dispute)